Ce qui sommeille en chaqu'uns de nous.[privée Raevahr Norheim]

Prenant une grande inspiration, je regardai les eaux. Ces couleurs si chatoyantes me firent sourire. Un endroit si peu discret, et pourtant tellement calme… c’était joli à regarder, paisible, et l’énergie y vibrait d’harmonie. Oui, j’aimais ce lieu je crois. Peut-être était-ce pour cela que j’étais revenu. Ou alors j’étais encore animé de cette curiosité. Comment avais-je pu baisser les gardes? Oh et puis, c’était il y a de cela plusieurs jours, et maintenant que je connaissais l’endroit, ça n’arriverait plus. Cependant, je ne me sentais pas vraiment d’humeur à méditer, en ce moment. Non, j’avais envie d’une petite exploration, d’une cartographie. Ça me ferait du bien, je crois, de voir à connaître chaque chose de ce lieu. Il me faudrait du temps, mais pourquoi pas?

Je pris donc la peine de longer la plage, bien à découvert. Personne, de toute façon. J’adorais aussi sentir le sable sous mes pattes nues. Cette petite impression granuleuse sur mes coussinets qui me procurait comme un massage. Et c’était chaud… agréablement chaud… Un peu trop, avec ce soleil tapant, pour garder mon manteau. Je l’avais donc laissé un peu plus loin. Je le récupérerais en partant, voilà tout. Et ça me faisait tant de bien, de sentir le vent de mer sur ma fourrure et (Oh! délice suprême!) de ne pas porter mes gants. Bref, j’étais moi, je n’avais pas à me cacher. Cette joie soudaine anima ma queue, qui traça de petites marques dans le sable à chacun de mes pas, dû à son lent mouvement de balancier.

Je me surpris à penser que j’avais ma place dans ce décor. Les couleurs y était vive, éclatantes, brillantes. Ma fourrure blanche, aussi blanche que le sable de la plage, renvoyait des éclats argentés telles des étoiles, sous ce soleil du midi, et mes rayures noires, qui ondulaient aux mouvements de mes muscles, étaient comme autant de petites anguilles qui se tortillent autour d’un arbre. Une illusion créée par la féérie des lieux? À n’en pas douter. Tout comme je ne doutais pas qu’on me remarque pas si je me couchais sur le sable à plat ventre. Bon, fallait pas trop en mettre, personne n’était assez idiot pour me confondre. Mais sur un simple et rapide coup d’œil, je ressemblerais plus à un lit d’algues qu’à un tigre. La pensée me fit rire : moi, un amas de plantes? N’importe quoi!

C’est en ouvrant les yeux après mon petit éclat que je l’aperçus. Un homme… et devinez quoi? Bah oui, ENCORE un dragon! Quoi que celui-là soit bien plus étrange que le deuxième que j’avais rencontré. Si son énergie était autant sauvage, elle était… instable? Elle semblait fragile, prête à éclater, comme si une brèche, dans son âme, la gardait en permanence à un point de fusion. Un petit écart, peu importe dans quel direction, et ça s’enflammait. Cette pensée ne m’assaillit pourtant qu’un bref instant. L’individu semblait calme, détendu, au repos. Pas une menace. Il ne semblait pas non plus armé. Mais il avait des crabes. D’ailleurs, leur vue me rappela que je n’avais pas mangé encore, ce jour-là. Et à vrai dire, je n’avais jamais goûté de crabe. Je m’en léchai les babines (je crois pas qu’on puisse dire que j’aie des lèvres…) et m’approchai de l’étranger. Accepterait-il de partager?

« Je vous demande pardon, monsieur, mais je me promenais sur la plage en me disant qu’il serait bon de manger quand je vous ai aperçu, avec ces crabes qui m’ont l’air bien dodus. Seriez-vous âme assez charitable pour partager votre butin en la compagnie d’un pauvre félin affamé? »

Lentement, je m’accroupi et prit le morceau de crabe dans mes pattes. Je me demandais ce que ça pouvait bien goûter. Je me permis donc de mordiller un peu la chair et de lui donner quelques coups de langue pour en détacher un peu la saveur et la laisser s’imprégner sur ma langue. Bon, oui, comportement de chat. Et puis après? J’étais un chat. Et lui un dragon, alors il en avait bien cure de ce que je pouvais faire et pourquoi. Et, pour être franc, ça me rendait un peu heureux. J’en avais marre de devoir me cacher, de devoir faire semblant d’être humain. Enfin, je pouvais agir à ma guise, et j’étais considéré normal! Bon, peut-être pas jusqu’à ce point. Même s’il était un dragon, ou plutôt parce qu’il en était un, il n’était pas dupe au point de croire que je n’étais pas un cas particulier. Mais il s’en fichait complètement, et je lui en étais reconnaissant. C’est d’ailleurs avec un petit sourire peint de gratitude, mais pas excessive, que je répondis à sa salutation.

Puis la curiosité me revint. Son énergie semblait se maintenir, sans pour autant se stabiliser. Et pourtant il était là, étendu dans le sable, et il semblait tout à fait calme. C’était particulier à regarder. Comme un volcan qui dors, et qui pourtant irradie la chaleur infernale du contenu qui bouillonne en lui. Classique, comme comparaison, n’est-ce pas? Étrange façon de qualifier ce qui est tout sauf classique. Une sorte d’antithèse peut équivalente de la réalité qui se déroulait devant moi. J’arrêtai donc d’essayer de qualifier ce que je voyais. Ce jeune homme bien intentionné partageait son repas avec moi et semblait vouloir profiter du calme, aussi bien ne pas le déranger. Sauf peut-être pour répondre à la question qu’il venait enfin de poser. Pour engager la conversation? Par curiosité personnelle? Dans quel sens? Bon, on oublie la dernière question. Qui était assez stupide pour ne pas comprendre que c’était moi, ce félin?

Prenant une bouchée de crabe, je m’approchai et m’assis près de lui. Pas trop, pas assez pour le toucher. L’eau vint laver minutieusement mes pattes du sable qui y était incrusté, et un nouveau sourire alluma mon visage. Qui j’étais? Oui, on pouvait dire qu’il était direct et qu’il ne s’encombrait pas de politesses et usages superflus. Un trait que j’aimais bien. Et une question qui me permettait d’approfondir un peu l’énigme qu’il représentait. À condition, bien entendu, qu’il se prête au jeu qu’il venait lui-même de lancer et accepte de me retourner les faveurs de la confidence que je lui ferais. Oh, oui, petite confidence… mais qui sait où cela pouvait mener?

« Nul autre que Raevahr Norheim. Enfin, aux yeux de ceux à qui un tigre ayant le don de parole possède le droit de détenir une identité. Pour les autres, ce pauvre félin affamé n’est qu’un animal sauvage, un monstre dévoreur d’enfant, un chaton mignon aux yeux de ces mêmes enfants qu’il est supposé dévorer. La question est donc rhétorique, n’est-ce pas, puisque ledit félin n’est que ce que vous voyez de lui. »

Je tournai la tête pour le regarder. Peut-être philosopher n’était pas la bonne chose à faire, mais c’était sorti tout seul. Il m’était des moments comme cela, ou je me laissais perdre dans mes réflexions.

« Permettez-moi, s’il-vous-plaît, de vous questionner à mon tour. Sous quel nom dois-je vous considérer? Ou, pour être plus clair : comment vous nommez-vous? »

Le soupire était assez précis quant à la pensé du dragon. Je l’énervais. Bon, changer d’approche était la seule solution possible. Cela me faisait quand même étrange. Un dragon qui répugnait la philosophie? Eh bien! Était-il jeune? Ou alors seulement différent des autres? Non… non, c’était moi qui me faisais une idée préconçue. Je m’étais laissé attirer dans le piège du préjugé. Bien, je pouvais encore me rattraper, c’était déjà ça. Il semblait ennuyé par mon entrée en matière, mais pas au point de me chasser, à preuve du fait qu’il m’ait laissé son nom. Tid… Son nom complet, ça? J’en doutais. Le monstre? Il avait l’air humain, lui, au moins. Humain et… musclé…

Je sais que mes oreilles frémirent. Elles frémissent toujours quand je suis surpris. Surpris qu’un inconnu soit si à l’aise de se dénuder devant moi. Surpris de la blancheur de sa peau, comme si on le tenait captif depuis un moment. Surpris par la beauté de ses traits… et des tatouages. Des tatouages qui révélaient la sauvagerie, mais la sauvagerie naturelle, celle du vent qui souffle lors des ouragans. Le côté destructeur de la nature. Des tatouages qui me laissèrent sans voix, presqu’en admiration, pendant quelques longues secondes. Puis mes yeux descendirent et, l’espace d’un instant, accrochèrent les hanches et la naissance des jambes, et mes oreilles décrivirent un très court arc de cercle vers le bas, à peine perceptible. J’avais devant moi un être magnifique et dangereux, un être de la nature, une créature du Vent. Et je m’étais toujours senti relativement près de cet élément. Plus que l’eau ou la terre, même si je le appréciaient tout autant.

Je repris ma constance lorsqu’il m’adressa la parole, et le fixai dans les yeux. Chaton? Ainsi, il me voyait comme cela? Cela voulait-il dire qu’il me jugeait jeune et inexpérimenté, ou qu’il me jugeait inoffensif? Ou alors peut-être qu’il pensait simplement que je n’avais aucune chance de l’emporter et, donc, que je n’étais pour lui qu’une source d’amusement, un chaton avec qui jouer un peu. Un jeu, hein? Sous la forme d’un défi. J’aimais les défis, et j’aimais les jeux. Mesure sa force à un autre, amicalement, permet de voir à quel point on progresse et aussi ce qu’il nous reste à faire. Oui, ce serait décidément intéressant. D’autant plus que, même si la pince de crabe avait été délicieuse, j’avais encore faim. Et du poisson… ça faisait longtemps que j’en avais mangé.

Avec un sourire amusé et une lueur de défi, je me levai à mon tour et me tint face à lui. Le seul vêtement que je portais en ce moment était mon pagne, puisque j’avais laissé mon manteau plus loin. D’ailleurs, mes poignards et mon arc étaient bien visibles… Et je devrais m’en séparer pour plonger. Était-ce intentionnel de la part de Tid? Probablement pas. Et même si ce l’était, mieux valait que je me désarme. Je serais encore moins menaçant, ça permettrait mieux d’éviter un débordement. Il semblait bien impulsif, et je préférais pas le contrarier. Mais si c’était moi, qui était au menu? Si, un coup dans l’eau, il se transformait et m’attaquait? Ridicule. Même s’il était un dragon aquatique, il pouvait tout aussi bien se transformer là maintenant et me tuer sur le champ.

Dans la seconde qu’il me fallut pour que tout cela traverse mon esprit, je détachai mon pagne et le laissai sur le sable, un peu plus loin pour pas qu’une vague l’apporte. J’y laissai aussi mes armes, et revint, complètement nu, près de l’eau.

« J’accepte le défi. Mais les poissons ramenés doivent être au minimum large comme mes deux pattes une à côté de l’autre, plus petit que cela ça ne comptera pas. Un très gros poisson comptera pour plus d’un, dans la même ligne d’idée. »

Imposer une condition pouvait être dangereux, s’il ne le voyait pas ainsi. Moi je crois que cela rendrait le défi plus intéressant, car il faudrait en plus faire attention à la taille des poissons ramenés, et essayer d’en ramener les plus gros possible. Je me demandé soudain qui était le plus avantagé. Moi je me jouais des éléments, j’étais capable d’approcher n’importe quel poisson sans qu’il sente mon arrivé. Mais lui était un dragon. Allait se transformer ou rester humain pour la chasse? Et même en humain, il possédait une plus grande force que moi, et il semblait s’y connaître plus ou moins en chasse au poisson. Moi non. Bah, l’idée de perdre ne me dérangeait pas du tout. J’aimais bien cuisiner, et je faisais des très bon repas. Oh, oui, j’aimais sentir le soleil réchauffer ma fourrure et en chasser l’humidité, mais… même en cuisinant, je l’aurais, cette sensation. Et en plus j’aurais la chaleur du feu de cuisson, de l’autre côté. Je secouai mon esprit : étais-je en train de désirer perdre? Non, je devais essayer de gagner. Battre un dragon dans un jeu de ce genre ne pourrait que me faire une fierté supplémentaire.

Le léger contact de la peau du dragon contre ma fourrure me déstabilisa. Chaude, bien entendue, mais tout de même douce. En réalité, elle n’avait rien de spéciale, si ce n’est qu’elle irradiait d’énergie draconique. Pourtant, je fus surpris. Surpris de la proximité qu’avait imposée Tid, peut-être. Ou alors de ne pas prendre au feu? Un peu perdu dans mes réflexions, je lui serrai la main. Une poigne ferme, énergique, une poigne de combattant. Oui, le battre ne serait pas aisé.

Quand le signal fut donné, mes sens me revinrent d’un coup. Bien, la chasse était ouverte! Je me lançai sur le sable avec à peine une fraction de seconde de retard, et plongeai dans l’eau. *Ton corps t’avantage peut-être pour ce qui est de la discrétion, mon élève, mais il te nuira ailleurs. Dans l’eau, par exemple. L’eau glisse bien, sur la peau, mais pour la faire glisser sur ta fourrure, tu auras beaucoup de travail.* J’avais toujours aimé l’eau, mais les efforts déployer pour m’y déplacer aussi aisément que mon maître ne me permettraient pas de tenir longtemps. Je ne pus m’empêcher de constater que même ralentit par les poils, je restais plus rapide et fluide que mon adversaire. Je l’avais prévu.

Maintenant, les poissons! Un regard circulaire me permit d’en voir assez pour me construire un itinéraire et je me lançai. Me glisser entre les eux de façon à ne pas créer de remous me peinait, à coup sûr je devrais prendre une pause, mais cela, avec de la chance, me permettrait d’attraper plus de poissons. Comment les attraper? Être un chat avait des avantages. Des avantages piquants au bout de mes doigts. Le premier poisson mourut sur le coup, mes griffes bien plantées sous les branchies.

C’est une heure plus tard et plusieurs longues pauses à la surface pour respirer et reposer mes muscles que je repris le chemin de la rive. Une chance que j’avais un bon sens de l’orientation, j’aurais pu me perdre facilement dans ces labyrinthes de corail. Lorsque j’arrivai, Tid était déjà là. Cela faisait-il longtemps qu’il attendait? J’espérais que non. Il est vrai que nous n’avions pas donné de temps limite. Je le rejoignit et déposai mes prises sur le sable. Un gros poisson et cinq qui faisaient la taille minimale. Contre trois gros poissons. Qui gagnait, donc?

« J’avoue être embêté. J’essaie de calculer qui a ramené le plus de viande et il me semble que nos prises sont à peu près équivalentes. Toutefois, l’effort de débusquer trois de ces poissons vous vaut, je crois, la victoire. Je m’attèlerai donc à la cuisine. »

Je ne lui avais bien sûr cédé la victoire que parce que j’avais envie de cuisiner. Et parce que je redoutais un peu ses talents de cuisto. Les dragons mangent bien des choses qui ne sont pas capable de traverser l’estomac d’un pauvre chaton comme moi. Je réunis donc du bois pour le feu de cuisson, que j’allumai avant d’ouvrir et vider les poissons, enterrant les restes en marmonnant une prière reconnaissante à la nature pour cette prise. Un coup cela fait, je plaçai des branches au-dessus du feu, non pas sans les avoir mouillées pour les empêcher de se consumer, et y déposer les poissons vides, pour faire cuir leur chair.

L’odeur qui commençait à monter du feu me mettait l’eau à la bouche. Des bons poissons… Je ne mangeais pas souvent marin, et pourtant c’était délicieux. Faudrait que je le fasse plus souvent. D’ailleurs, il ne fallait pas que j’oublie de déplacer un peu la viande pour m’assurer d’une cuisson uniforme. J’étais justement à cette tâche quand la voix du dragon me surpris. Tient? Il faisait la conversation maintenant? Étrange, j’avais cru qu’il resterait silencieux plus longtemps, après le désintérêt qu’il m’avait porté au début. Il était vraiment étrange. J’aurais sans doute dû m’en douter, vu son énergie. Je pris le temps de terminer ce que j’étais en train de faire et me retournai pour le regarder. Je faillis ronronner de plaisir en sentant le feu sécher mon dos. Maudite fourrure qui met du temps à se vider de l’eau dont elle se gorge. Au moins le devant était sec, maintenant.

En le regardant s’écarter, je réfléchis à ce qu’il avait dit. Sa vie ne semblait pas facile du tout. Je n’étais pas d’accord sur le fait qu’il soit un monstre, mais il était vrai qu’il était un peu asocial. Oui bon, sans doute beaucoup. Mais il devait bien avoir de bonnes raisons. Pour être plongé de façon permanente dans cet état d’instabilité, on avait dû s’acharner fort sur lui. Bien qu’il ne voulait pas être ce qu’il était et qu’il se détestait… Ça me rendait triste pour lui. Si seulement je pouvais l’aider. Mais j’avais peur de le mettre en colère si je commençais à lui parler de la vision du monde et de la pensée. J’avais déjà voulu philosopher avec lui, et il n’avait pas aimé. Quoi dire alors?

« À poil… l’expression me semble plus appropriée qu’aux premiers abords. Et c’est la raison de mon manque de pudeur, comme vous le dites. Avec ou sans pagne, où est la différence? Je suis un animal, j’ai de la fourrure qui masque tout ce qui pourrait être gênant. Et puis, vous avez presque tout retiré vous aussi. Je me retint d’ajouter qu’il n’avait aucune raison de cacher son corps, qui était en réalité fort agréable à regarder. Non, ça passerait mal… Il est normal que vous ne vouliez pas vous mettre vulnérable devant quelqu’un, et notre deuxième différence se situe là. Je connais mes forces, mes faiblesses, mes limites, et je sais quand je peux me permettre de prendre un risque. C’est pour cela que j’ose parler à des inconnus, et aussi pour cela que je sais me démerder. Quand on prend des risques, ça arrive souvent que ça tourne mal. J’ai la chance d’être encore en vie, c’est tout. Ou peut-être est-ce justement mon intelligence, qui m’a tiré de ces faux pas. »

Je le fixai un peu. À vrai dire, je ne comprenais pas pourquoi il se rabaissait ainsi. Il ne m’avait l’air de rien de qu’il disait être… seulement je ne connaissais pas son passé, et le questionner était hors de question.

« J’ignore pourquoi vous dîtes être un monstre, mais si je pensais cela, je ne serais pas en train de préparer votre repas. Vous me semblez un être bon, et votre physique n’a rien de répugnant. Et puis… vous êtes sans doute très intelligent aussi, si je vous connaissais mieux je pourrais dire. »

Ledit repas était justement prêt. Je retirai donc la viande du feu et la posai sur une pierre, puis avec un poignard je coupai la peau. Il restait donc des filets plus ou moins épais et large de viande sur la roche. Invitant d’un geste Tid à se joindre à moi, je m’assis du côté opposé de la pierre et commençai à grignoter un morceau de viande. Elle se défaisait bien et fondait dans ma gueule. J’espérais juste qu’elle lui plairait.

En continuant de manger, je retins un froncement de sourcils. Pourquoi est-ce que Tid essayait tant de me convaincre qu’il était un monstre? Tuer, violer et détruire… Ce n’était sans doute pas le jeune homme devant moi qui avait fait cela. Le même corps, peut-être. Le même esprit, sans doute, mais pas exactement lui. S’il avait vraiment été à ce point dangereux, je n’aurais pas pu l’approcher ainsi. Me testait-il? Ou alors peut-être qu’il était vraiment comme cela, mais qu’il voyait une certaine utilité à ma compagnie. Ne lui avais-je pas préparé un bon repas? Offert un bon jeu? Mais je l’aurais bien vu, s’il ne faisait que me manipuler. À moins que ses fluctuations énergétiques ne brouillent mes perceptions? Que devais-je penser?

Pas grande chose, en fait. S’il se jouait de moi, j’avais avantage à entrer dans le jeu et à le laisser faire, sous peine de me faire tuer. Je ne réussirais pas à le tuer, et quelque chose me disais qu’il n’était pas si terrible que cela, qu’il ne méritait pas tout simplement la mort. Et puis s’il appréciait vraiment ma compagnie, peut-être était-ce un pas que je pouvais lui faire faire vers le changement. D’une façon ou d’une autre, j’avais intérêt à continuer de me la jouer amicale. Je lui souris donc à la remarque qu’il passa. Une bouteille. Sincèrement, je ne croyais pas que de lui donner de l’alcool soit une bonne idée. C’était probablement aussi une partie de la cause de sa violence de la veille. Et puis je n’en avais pas sur moi, aussi bien ne pas m’inquiéter. Je continuai de manger.

Contrairement à lui, je pris mon temps pour terminer, et savourer le goût du poisson. Lorsqu’il retourna dans l’eau, je fis le vide dans mon esprit et méditai un peu en terminant mon repas. J’en vins surtout à me demander s’il avait signalé son départ définitif et s’il désirait être seul. Après tout il avait dit « j’y retourne » et n’avait jamais demandé : « viens-tu avec moi? » Je haussai les épaules. J’allais terminer de manger et aller le rejoindre ensuite, s’il était encore là. Je ne savais pas pourquoi, mais je n’avais pas envie de lui fausser compagnie. Pas maintenant. J’avais bien sûr un tas de questions, que je savais que je ne poserais pas. Pourquoi rester alors? Parce qu’il ne m’avait pas chassé, tout simplement? Cela faisait un moment que je n’avais pas eu de compagnie, et je crois que juste de ressentir sa présence me faisait du bien ; à preuve qu’en ce moment il s’était éloigné et j’en ressentais un léger malaise.

Je me levai et m’approchai de l’eau. Ce qui me fit me rendre compte que je ne m’étais jamais rhabillé. Bah, puisque je retournais dans l’eau, de toute façon. Une bonne baignade, ça ferait du bien. Je plongeai dans l’eau silencieusement et me déplaçai jusqu’à me trouver sous le dragon. Je me sentais joueur, j’avais envie de le taquiner un peu, mais je savais que ce n’étais pas une bonne idée. Je me contentai donc de faire surface près de lui en silence et de m’allonger à côté de lui, me laissant porter aussi, et regardant les nuages. Parfois, ma fourrure frottait un peu contre sa peau, quand les vagues nous rapprochaient, et je me surpris à sourire chaque fois que ça arrivait. Pourquoi??

- Je te manque?

Mes yeux clignèrent de surprise. Au rire qu’il avait laissé sortir avant, cela devait être une blague, mais je me demandais à quel point la question était sérieuse, et quelles étaient les insinuations blagueuses qu’elle comportait. Car en fait, je pouvais affirmer que, dans un sens, oui, il m’avait manqué. Mais pas au point que je m’en sente réellement mal. J’avais tout simplement été un peu déçu qu’il s’éloigne, c’était tout. J’aimais profiter des choses agréables et intéressantes qu’il m’était donné de croiser, et ce petit jeu de pêche m’avait plu. Il était tout simplement normal, dès l’or, que je prolonge un peu la conversation, non? J’allais répondre enfin à sa question qu’il en posait déjà une autre. Une copine? Mes yeux se plantèrent dans les siens avec une sincère et parfaite incrédulité. Une copine!? D’abord, le terme qui me seyait le mieux était compagne, pas copine. J’étais un animal, après tout. Et où s’imaginait-il que je puisse intéresser une femme? D’accord, beaucoup de personnes avaient des goûts étrange, mais la zoophilie, c’était mal vue par pas mal tout le monde, non?

« Je crois pouvoir affirmer que plusieurs personnes importantes ont marquées ma vie, mais aucune ne s’est vu affublée du titre d’ami. Les gens ont tendance à avoir peur de moi, et très rares sont ceux qui me laissent partager avec eux une discussion comme celle que nous avons aujourd’hui. Les gens avec qui je discute sont des êtres qui font affaire à moi en tant que mercenaire, je n’entretiens avec eux qu’un lien professionnel. De même… non, aucune femme ne partage ma vie. Et je crois bien qu’aucune femme ne le désire. Je ne suis pas un homme, après tout. Les seuls personnes qui me voient vraiment comme un être gentil et doux sont des gamins qui ne savent pas encore faire la différence entre un chat normal et un chat géant sur deux pattes qui parle. Peur eux je suis un chat. »

En parlant, je gardai à demi un œil sur lui. D’abord je me demandai ce que voulais dire ce regard qu’il fit parcourir sur mon corps, comme s’il l’évaluait. Ensuite je me rendis compte que quelque chose le gênait. Pas moi, mais le soleil. Ça me fit sourire. À cause de ma fourrure, je ne pouvais pas attraper ce que les humains appelaient des coups de soleil. Mais je n’étais pas méchant au point de laisser le dragon s’y exposer. Tiens? Un dragon, attraper un coup de soleil? Drôle d’idée. Pourtant… D’un geste de la tête, je l’invitait à regagner la plage, où nous pourrions nous assoir à l’ombre, et commençait à nager tranquillement vers la destination.

« Et vous, quelqu’un vous attend, quelque part? »

Des amis, il en avait sûrement pas, à sa façon d’agir avec moi. Ou alors il y en avait un ou deux avec qui il était totalement différent. Une copine… ou plutôt, une dragonne, ça c’était possible.

Comment ne pas se poser des questions sur son passé alors qu’il me disait ça? Ses amis qui meurent dans d’atroces souffrances? Est-ce qu’il essayait encore de me faire peur? Quant au fait qu’il n’aimait pas les dragons… Je supposais qu’ils n’étaient pas étrangers à son déséquilibre énergétique. Je ne pus toutefois m’empêcher de me demander une fois de plus si je faisais bien de lui parler. L’idée qu’il soit en train de m’attirer dans une quelconque manigance dans le simple but de retirer de moi un plaisir ou un autre me restait en arrière-plan dans l’esprit. Surtout que… à sa façon de dire le mot « courtiser », je comprenais très bien qu’il voulait dire « violer ». Cela ne s’appliquait-il qu’aux femelles? Eh bien il pouvait essayer s’il voulait, je ne le laisserais pas faire. Même désarmé je restais dangereux. Au point de tuer un dragon, peut-être pas. Mais je serais capable de lui échapper.

Je laissai de nouveau cette idée de côté quand mon regard se reporta sur lui. Non, il me semblait… détendu. Il me regardait… avec… comme une certaine tendresse, dans le regard. Une ouverture. Et la phrase qu’il prononça était claire. Il le voyait bien que je me retenais de le contrarier. Il souhaitait seulement me mettre en confiance, ou il était sérieux? Sérieux. Je ne savais pas comment je le savais, mais je le savais. Il l’était, sérieux. Voulait-il… au fond de lui… me considérer comme un ami? Ou se demandait-il tout simplement jusqu’où tout cela allait mener? Je décidai de prendre un petit temps de réflexion. Il n’avait pas besoin de faire de crise pour ne pas apprécier ce que je dis et demande, et réagir de manière négative. Au moins n’allait-il pas devenir fou et essayer de me tuer. Encore que… Je sentais toutefois que si je ne commençais pas à parler plus franchement, il allait aussi être en colère. Aussi bien être franc. Et puis il semblait bien m’apprécier. Ce qui était relativement réciproque. J’étais surtout curieux, je crois, mais j’avais de la sympathie sincère à son égard. Je m’apprêtais d’ailleurs à ouvrir la gueule quand il parla de nouveau. Je fus d’abord surpris qu’il parle avant moi, et puis gêné. Ses vêtements? Oui je l’avais vu en caleçon, mais là… parlait-il de TOUS ses vêtements? Bien sûr, j’étais nu, d’une façon il ne devait pas voir motif de gêne, mais… mais moi, j’avais de la fourrure, et une gaine naturelle qui empêchait de voir directement mon entrejambe. J’étais un animal, quoi, ça choque pas, un animal nu. Lui, il était quand même dans un corps humain… c’était pas pareille…

Non mais pourquoi cette gêne? J’en avais déjà vu plein, des hommes nus! J’en avais observé et même touché! Alors pourquoi là ça me faisait quelque chose? Parce que c’était un dragon et non pas un humain ordinaire? Parce qu’il était beau? Non, des hommes beaux, j’en avais vu aussi. J’en avais approché. Dans des contextes totalement différents. Dans des contextes où j’accomplissais une tâche. Dans des contextes où je ne me sentais pas aussi près de mes instincts primaux. Dans des contextes où je n’étais pas seul, en tête à tête dans un endroit magnifique avec un être magnifique et intriguant. Un être qui représentait un inaccessible. Et fallait que je lui réponde, sinon il trouverait ça étrange. Bah, quelques secondes de réflexion, il penserait que je cherchais une réponse adéquate à sa question.

« Il n’y a nulle part où suspendre vos vêtements, mais vous pouvez toujours les étendre à plat sur une pierre et laisser le soleil les sécher. Il y a des pierres un peu partout, je balaierai de ma queue celle que vous aurez choisie pour éviter que le sable ne s’incruste dans vos habits. »

Vous, vos, votre… Autant de mots qui me rabaissaient face à Tid et qui m’enjoignaient à la prudence… Si je voulais être franc, peut-être devrais-je alors utiliser des mots plus directes et amicaux.

« Vous souhaitez que je m’exprime franchement, mais me permettriez-vous de vous tutoyer? »

Le ricanement du dragon me fit sourire de soulagement. D’accord, d’un côté ça me faisait me sentir un peu stupide, mais en même temps, justement, je me sentais un peu plus près de lui, déjà. D’ailleurs c’est en lui offrant un sourire détendu et plein de compréhension, pour lui montrer que oui bien entendu je comprenais que sa question n’en était pas une, que je balayai la pierre afin d’en retirer le sable et permettre au dragon de faire sécher ses vêtements. Un dragon, avec des vêtements. Et moi j’étais un chat, avec des vêtements. Tout cela me parut soudainement étrange, et faux. Ou plutôt, à moitié. J’étais encore nu, après tout. Et lui le serait dans très peu de temps. Mais il était dans un corps humain. Et ça me marquait plus que je ne le croyais. Car alors qu’il se déshabillait, je détournai légèrement le regard. J’avais l’impression de… non, je ne bridais pas son intimité, puisqu’il n’était pas humain réellement. Pour un dragon, être nu est normal. Et d’un côté, de se rendre si vulnérable devant moi était un gage de confiance.

Soudainement je me sentis moins mal. Assez pour tourner les yeux vers lui et le regarder sans me sentir étrange alors qu’il s’étendait dans le sable, offrant sa peau au soleil. Mon sourire s’effaça un peu. Ce même soleil qui l’avait gêné. Ce même soleil dont il avait montré une certaine peur un peu plus tôt, dans l’eau. Je fronçai les sourcils. Est-ce que j’avais mal interprété, plus tôt? Est-ce qu’il était en train d’oublier la sensibilité de sa peau? La clef de ce mystère était-elle l’eau? À voir son sourire, je doutais fort qu’il veuille que je lui cache le soleil…

« Il est un tas de questions que je n’ai posées, et que je n’oserais poser même si vous… si tu m’as dit de ne pas me gêner. Je suis content de bien m’entendre avec toi, et même si tu ne souhaites pas que je sois ton ami, je n’ai pas envie que tu commences à me trouver irritant et que tu ne souhaites plus jamais me reparler. Je vais donc me contenter de cette question : ai-je mal interprété un peu plus tôt, ou ta peau est-elle sensible au soleil? Auquel cas, il serait peut-être préférable de ne pas rester étendu dans le sable ainsi. »

Même si c’était très tentant de le rejoindre. La chaleur du soleil sur mon torse, la fraîcheur du sable sur mon dos. Ce serait pénible de retirer tout ça de ma fourrure, mais la sensation serait si délicieuse… au fond de moi j’espérais m’être trompé et qu’il m’invite à m’étendre près de lui. Pour profiter de ce moment avec lui.

Comment décliner une invitation directe? Lentement, je m’allongeai à côté du dragon et fermai les yeux. La sensation était aussi délicieuse qu’escomptée. Le soleil me réchauffait le torse et le sable me rafraichissait le dos. Le mélange des températures créait une sorte de mouvement énergétique qui tourbillonnait autour de mon cœur, c’était agréable. Aussi ma queue se mit-elle à remuer lentement au rythme de l’énergie, caressant parfois involontairement la jambe de mon voisin. Oui, je me sentais bien, calme, paisible, le fait d’avoir de la compagnie ajoutait quelque chose que je n’arrivais à déterminer mais que j’aimais bien. Et puis soudainement il me posa une question. Une question difficile à répondre…
 
La question était trop vague et je ne pouvais y répondre en une phrase ou deux. Non seulement je ne savais pas vraiment quoi répondre, mais en plus je savais que mon interlocuteur détestait les longueurs. Impossible de répondre à cela à moins de réussir à tout synthétiser en quelques mots, ce qui donnerait une réponse tout aussi vague que la question. J’appréciais néanmoins que mon partenaire de détente essaie de se rapprocher un peu de moi.
 
« J’aime bien des choses, mais je le résumerais à l’harmonie. J’aime quand les choses s’accordent et s’entendent, de même que les gens. Et toi, Tid, il doit bien y avoir quelque chose qui te plaise. »
 

Malgré qu’il se croit un monstre, je ne pouvais pas croire que tout le laissait indifférent et qu’il n’éprouvait que de la haine.